L’hydrogène bas carbone et renouvelable est un vecteur énergétique d’avenir. C’est en particulier une alternative précieuse pour décarboner l’industrie française. Mais pourra-t-on le produire sur le territoire national de façon compétitive et privilégier ainsi notre souveraineté énergétique ? Ou bien le recours à l’importation serait-il moins cher, en valorisant l’électricité renouvelable produite dans les pays à très fort potentiel photovoltaïque ou éolien ? L’ADEME a étudié la question.
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Hydrogène : de quoi parle-t-on ?
Actuellement, environ 400 000 tonnes d’hydrogène carboné sont produites à partir de gaz fossile et consommées par l’industrie française (chimie et raffinage essentiellement), entraînant l’émission de 4 millions de tonnes de CO2. Pour remplacer cet hydrogène carboné par un hydrogène bas carbone et renouvelable, le pays a besoin d’électrolyseurs de grande taille. En effet, c’est l’électrolyse, une technologie qui utilise l’électricité pour casser la molécule d’eau, qui permet de produire l’hydrogène dit « bas carbone » (si l’électricité utilisée est d’origine nucléaire) ou « renouvelable » (si l’électricité est issue d’une source renouvelable comme le solaire ou l’éolien). En septembre 2020, la première Stratégie nationale pour le déploiement de l’hydrogène décarboné a été dotée de 9 milliards d’euros pour créer une filière hydrogène performante d’ici 2030. Centrée sur l’électrolyse, elle visait une production exclusivement française et des équipements fabriqués sur le territoire national ou en Europe.
Quels sont les objectifs de production français et européen ?
Ils sont très ambitieux : en 2020, la France s’est fixé l’objectif d’atteindre une capacité de production de 6,5 gigawatts d’hydrogène bas carbone et/ou renouvelable d’ici 2030 (soit l’équivalent de 650 parcs éoliens terrestres). Cela représente 600 000 tonnes d’hydrogène. Or, la filière est en phase d’émergence : ainsi selon les projections actuelles, le pays devrait atteindre 0,3 gigawatts de capacité de production installée d’ici 2026. Du côté de l’Europe, le plan REPowerEU invite à produire 10 millions de tonnes d’hydrogène renouvelable d’ici 2030 et en importer la même quantité.
Dans un rapport rendu cette année, la Cour des comptes européenne souligne que d’importants moyens sont déployés pour atteindre ces objectifs (18,8 milliards d’euros pour la période 2012-2027). Un défi majeur subsiste néanmoins : s’assurer que les choix politiques qui seront faits ne vont pas créer de nouvelles dépendances stratégiques. « Aujourd’hui, l’heure est à la révision à la baisse de tous ces objectifs, bien trop ambitieux compte tenu du temps nécessaire au développement de la filière hydrogène et des technologies associées » explique Luc Bodineau, coordinateur du programme Hydrogène à l’ADEME. La stratégie nationale hydrogène de la France est d’ailleurs en cours de révision et sera publiée bientôt.
Petits et grands projets émergent sur le territoire
De nombreux projets locaux sont d’ores et déjà déployés ou en cours de déploiement sur le territoire français, avec en particulier les 35 premiers écosystèmes territoriaux hydrogène dont un bilan a été publié par l’ADEME en 2023. Par ailleurs, des électrolyseurs de grande taille devraient bientôt se déployer dans les principales zones industrielles.
- À Port-Jérôme, c’est la société Air Liquide Normand’Hy qui prévoit de produire 200 MW d’hydrogène renouvelable dès 2025 pour éviter l’émission de plus de 250 000 tonnes de CO2 par an dans le bassin industriel normand.
- À La Mède en région PACA, TotalEnergie et ENGIE vont mettre en service « Masshylia » d’ici la fin de l’année, qui produira 5 tonnes d’hydrogène renouvelable par jour en moyenne, grâce à des centrales photovoltaïques situées à proximité.
Alors… faut-il produire en France ou importer ?
Certains pays d’Amérique du Sud ou d’Afrique du Nord bénéficient de gisements d’énergies renouvelables très favorables qui pourraient permettre de produire de l’hydrogène sur place à bas coût. Mais « si on veut pouvoir transporter l’hydrogène en quantités industrielles, nous avons deux options : la compression et le transport par canalisation, à l’image du gaz naturel, ou bien la liquéfaction pour l’acheminer par bateau comme pour le gaz naturel liquéfié » explique Luc Bodineau. Ces deux options représentent des défis technologiques et techniques importants, car les canalisations et navires permettant de transporter l’hydrogène sur de longues distances n’existent pas encore. La liquéfaction de l’hydrogène est en outre très énergivore et suppose de refroidir l’hydrogène à -250°C ! C’est pourquoi il existe une alternative : produire l’hydrogène et l’utiliser directement sur site (ou à proximité) ou pour fabriquer des « produits dérivés », dont on pourrait avoir besoin pour la transition industrielle, tels que :
- l’ammoniac, qui est la base de tous les engrais et qui se produit à partir d’azote issu de l’air et d’hydrogène,
- les minerais de fer pré-réduits (DRI) pour décarboner la production d’acier,
- le méthanol qui est couramment utilisé dans la chimie,
- l’e-kérosène, carburant de synthèse produit à partir d’hydrogène et donc d’électricité, qui est un carburant plus durable pour l’aviation que le kérosène produit à partir de ressources fossiles.
Pour répondre à la question « faut-il produire en France ou importer l’hydrogène ? », l’ADEME a établi plusieurs scénarios à horizon 2030 et 2050. Chaque scénario évalue les forces et faiblesses, d’un point de vue strictement économique, d’une production française comparée à une importation depuis le Maroc ou le Chili (qui disposent d’un potentiel de développement de centrales photovoltaïques pour la production d’hydrogène).
Entre production française et importation, des coûts similaires mais…
La temporalité joue beaucoup sur les résultats obtenus. À l’horizon 2030, l’analyse de l’ADEME montre que la production d’hydrogène en France resterait compétitive dans la majorité des cas (l’importation d’hydrogène produit au Maroc à partir d’électricité photovoltaïque et acheminé via des réseaux à créer de transport d’hydrogène présenterait des coûts néanmoins assez proches). En 2050, les conclusions sont plus nuancées compte tenu de la baisse des coûts attendue pour la production EnR : à l’horizon 2050, une production d’hydrogène en France serait compétitive uniquement dans le cas où la France disposerait d’infrastructures de transport et de stockage souterrain, permettant un fonctionnement flexible des électrolyseurs.
En ce qui concerne les « produits dérivés », la concurrence internationale est plus importante car « l’ammoniac et les minerais de fer disposent déjà d’infrastructures de transport longue distance et de débarquement portuaire. Pénétrer ces marchés avec des molécules décarbonées à partir d’hydrogène décarboné va s’avérer difficile, sauf dans le cas favorable à la production française où le prix de l’électricité resterait inférieur à 50€/MWh » indique Cyrielle Borde, cheffe adjointe du service Industrie à l’ADEME. À l’horizon 2050, le e-kérosène importé semble très compétitif mais reste soumis néanmoins aux incertitudes du développement du DAC (direct air capture du CO2) à l’étranger.
C’est là que se pose la question de la souveraineté industrielle française. Faut-il consolider une production décarbonée d’ammoniac sur le territoire dans une logique de souveraineté nationale ? Avons-nous intérêt à développer une production française d’e-kerosène ? Jusqu’où la France veut-elle développer sa souveraineté ? « Sans une impulsion forte de l’État, rien ne sera possible » tranche Luc Bodineau. Pour assurer la compétitivité de ces produits dérivés, il faudrait en particulier que l’État garantisse un tarif compétitif de l’électricité, via un dispositif de soutien ou une fiscalité différente, éco-conditionnée par exemple à l’atteinte d’une décarbonation profonde. Car si le prix de l’électricité baisse à moins de 50€/MWh, il sera plus avantageux d’opter pour un hydrogène made in France pour décarboner l’industrie du pays.
Les prochaines étapes
« Développer le stockage et les infrastructures associées est indispensable si l’on veut être compétitif d’ici 2030 et 2050 » indique Luc Bodineau. Des projets comme MosaHyc dans le Grand Est sont en train de bâtir des canalisations adaptées. Mais même en réussissant à transporter l’hydrogène sur de longues distances, la production française présente un avantage éthique non négligeable par rapport aux importations. « Produire sur notre sol nous évite d’aller accaparer les ressources en eau et électricité de nos voisins. Le Maroc aura peut-être besoin de ses propres ressources pour répondre aux défis d’électrification du continent africain » souligne Luc Bodineau. Une bonne raison d’opter pour un hydrogène made in France ?